39
La grande foule n’en sut guère plus long que la famille Collignot. Les experts gardèrent leurs rapports secrets, et les vingt-quatre généraux ayant successivement appliqué leur censure aux travaux du journaliste et des opérateurs de cinéma, il ne resta du film que le générique et du reportage le titre et la signature.
Mais la curiosité mondiale était si passionnée que les censeurs durent se résigner à lui donner quelque pâture. Le reporter fut autorisé à rédiger un article qui fut reproduit par tous les journaux du monde, et fit de lui, du jour au lendemain, un milliardaire. Il y déclarait que la Lune était ronde, qu’il y faisait très froid à l’ombre et très chaud au soleil.
Dans les « milieux bien informés » on en savait un peu plus long. On savait que les savants n’avaient découvert aucun être vivant, ni animal ni végétal, et que la matière minérale elle-même semblait morte. Les échantillons de roche rapportés par la mission étaient l’objet de mille analyses dans les laboratoires de Moontown. Ils ressemblaient à de la pierre ponce, plus légère et plus poreuse que celle que l’on trouve autour des volcans terrestres.
Quelques communiqués annoncèrent au public que de nombreuses expéditions seraient encore nécessaires avant que l’on pût décider si la Lune serait ou non susceptible d’être habitée et cultivée. Les conclusions des savants de la première mission semblaient laisser craindre que la Lune fût difficilement payante. De toute façon, on remettait en état la fusée, on lui faisait subir les modifications dues aux enseignements de son premier voyage, et il ne fallait guère compter sur un nouveau départ avant une dizaine de mois.
Et, pour éviter d’avoir à en dire plus sur ce sujet, l’O.N.U. aiguilla la curiosité publique vers les expériences de biologie atomique poursuivies par les professeurs et les élèves du C.I.R.E.A.
Aline et Paul participaient, non sans stupeur, à ces travaux. Les résultats obtenus dépassaient ce que l’imagination des expérimentateurs avait pu escompter. Après diverses sélections, le maître de la basse-cour avait créé une race de poules blanches qui atteignaient en quelques jours leur âge adulte et la taille d’un veau. La seule crête du coq eût suffi à fournir un plat à la table d’une famille. Le spécialiste de l’Economie Alimentaire venait justement de faire une conférence devant les élèves de toutes les sections réunies, pour attirer leur attention sur les conséquences qu’on pouvait attendre de l’élevage rationnel de cette race de poulets. C’était la fin du paupérisme alimentaire, non plus le bouilli de poule misérable une fois par semaine comme le souhaitait pour ses sujets un antique roi de France, mais le bifteck de poule tous les jours. Cependant, il ne fallait pas négliger les dangers d’une surproduction. On pourrait y pallier en utilisant les œufs, et les volatiles eux-mêmes si cela s’avérait nécessaire, comme matière première pour la fabrication des engrais. Une autre solution serait de distribuer aux populations des pilules digestives qui leur permettraient de faire quatre, cinq, et même jusqu’à dix repas obligatoires par jour…
Aline sortit de cette conférence un peu écœurée et mangea de mauvais appétit. Elle décida d’aller faire visite à Paul, qui était ce soir de garde auprès des poussins. Une nouvelle couvée venait de sortir de la couveuse automatique, et il était indispensable, dans les premières heures de leur existence, de distribuer aux poussins, toutes les quarante minutes, une ration de nourriture. Celle-ci consistait en grains concassés de blé atomique. Ces nouveau-nés, qui n’étaient pas plus gros que des dindons adultes, n’auraient pu, comme leurs parents, avaler les grains entiers, qui ressemblaient à des citrons. À cette farine grossière, l’élève de garde devait ajouter et mélanger une pincée d’aliment 253, qui était le granulé moléculaire de surcroissance mis au point par les laboratoires.
Aline trouva Paul dans la petite et confortable salle de garde. Allongé sur le lit pneumatique, il lisait Les Trois Mousquetaires. Il se leva en la voyant entrer, laissa tomber son livre et ouvrit les bras. Aline vint s’y blottir et ils demeurèrent sans bouger, longuement, envahis par ce doux et brûlant bonheur qui les emplissait chaque fois qu’ils pouvaient se serrer l’un contre l’autre, sans gestes, sans mots, presque sans souffle, tout entiers baignés de douceur et de feu, comme doivent l’être, aux matins de printemps, les fleurs ouvertes après l’aube et qui reçoivent le soleil pour la première fois.
Une sonnerie déchira leur félicité. Paul se mit à rire.
— C’est le réveil des quarante minutes, dit-il. Viens, nous allons donner à manger aux fauves…
Les six poussins de la nouvelle couvée étaient enfermés dans des cages séparées, chaque cage éclairée par la lumière d’une « lampe-soleil ». Toutes les trente secondes, un diffuseur clamait, pour toutes les cages à la fois, un cocorico adulte de point du jour. Pour pousser comme le désiraient leurs éleveurs, les jeunes volatiles, en effet, ne devaient pas s’endormir avant d’avoir quintuplé leur poids. Ils ne connaîtraient la nuit et le sommeil qu’au bout de cent heures.
Aline s’étonna de la voracité avec laquelle les gigantesques poussins se jetaient sur leur nourriture. Paul le lui rappela – mais elle aurait dû le savoir, que faisait-elle pendant les cours, au lieu d’écouter ?
— Je te regarde, et quand je ne te regarde pas je pense à toi, et quand je ne pense pas à toi, je suis comme morte…
Soupir…
— Tu devrais quand même écouter un peu de temps en temps.
— Pour quoi faire, puisque toi tu sauras tout ça et que nous ne nous quitterons jamais…
Bonheur…
Paul lui rappela que cette voracité était due à l’aliment 253 qui, non seulement provoquait la surcroissance des animaux mais, au lieu de les rassasier, augmentait d’autant plus leur appétit qu’ils en avalaient davantage.
— Ils sont laids, dit Aline, allons-nous-en.
Ils retournèrent dans la salle de garde, fermèrent la porte pour ne plus entendre les cocoricos du haut-parleur. Aline s’assit sur le lit. Paul, un peu gêné, hésita, puis tira une chaise en face d’elle, s’assit à son tour, se releva aussitôt, dit :
— Je vais te faire du café !
Toute la journée, il ne pensait qu’au moyen de se retrouver seul avec elle ; et quand il était seul avec elle depuis un moment, il commençait à souhaiter que quelqu’un arrivât, ou qu’une occupation les fît penser à autre chose qu’à eux-mêmes. Il ne désirait rien d’autre que la toucher, l’embrasser, la respirer, caresser ses cheveux, tenir sa main. Mais alors que c’était pour lui le comble du bonheur, il sentait sourdre chez elle, sous le même bonheur, une sorte de souffrance physique, un délire naissant, et il s’en effrayait. Pour son innocence de garçon, l’amour était encore un mélange d’exaltation romanesque, de plaisir physique de la présence de l’aimée, et de la joie de partager avec elle des idées, des jeux, des occupations… Ce qui faisait trembler Aline quand il l’embrassait trop longuement ne trouvait rien d’assez mûr chez lui pour y répondre, et rapidement, il rompait, s’esquivait par un rire, un geste, un mot gêné…
Il fit couler l’eau bouillante dans les tasses, brusquement se redressa, posa la bouilloire, se tourna vers Aline. Il dit, angoissé :
— Est-ce que nous avons bien fermé la porte du dernier ?
Ils se regardèrent une seconde, bondirent ensemble au-dehors. Dès qu’ils furent devant les cages, ils furent fixés : la dernière était vide.
— Bon Dieu ! dit Paul, je suis sûr qu’il est au garde-manger !
Il y était. La tête enfoncée jusqu’aux ailes dans le sac d’aliment 253.
Paul se précipita vers lui mais s’arrêta, son élan coupé à mi-chemin, tourna paisiblement le dos au volatile, vint prendre la main d’Aline, sortit avec elle de la basse-cour et se dirigea vers le plus proche ascenseur. L’un et l’autre semblaient avoir tout à fait chassé de leurs soucis et les poussins, et la garde, et l’escapade du numéro 5, et ce qui pouvait en résulter. Ils marchaient avec tranquillité, comme s’ils n’eussent vraiment rien eu d’autre à faire que d’aller où ils allaient. Ils se tenaient par la main ; ils ne s’étaient pas dit un mot et pourtant ils étaient d’accord. Ils montaient dans l’ascenseur, arrivaient dans le hall de l’Ecole, toujours la main dans la main, se dirigeaient vers la chambre de Paul en laissant derrière eux toutes portes ouvertes.
Le radar réveilla le surveillant-chef pour lui signaler la présence d’une fille dans le quartier des garçons. L’homme enfila sa robe de chambre et se précipita vers l’appartement du coupable. La chambre était vide, la porte du balcon ouverte. Sur le balcon, il n’y avait personne. Le surveillant risqua sa tête au-dessus du garde-fou. Un vide noir s’enfonçait au-dessous de lui. Il recula en frissonnant.
— Mon Dieu ! murmura-t-il, serait-ce possible ?
Quelques minutes après, toutes les autorités responsables du C.I.R.E.A. étaient éveillées et commençaient à se lamenter en chœur sur le scandale qu’un double suicide, dans de telles circonstances, allait faire rejaillir sur le Collège. La première chose à faire était de recueillir les corps. Dans quel état allait-on les retrouver, mon Dieu, dans quel état !
Mais il n’y avait pas de cadavres au pied de Moontown. Il y avait dans le ciel, quelque part entre Moontown et Paris, un petit hélicoptère qui emportait Aline et Paul, toujours se tenant par la main ; et M. Collignot, comme eux silencieux, le visage baigné de tranquillité.